Au point d'aleph (1)
J'entends le souffle du vent contre les volets.
J'entends la plainte de mon père gémissant sur son lit d'hôpital.
J'entends les cris de Solveig qui traduisent sa faim.
J'entends la corne de brume du « Ville de Marseille » entrant au port par un improbable jour de brouillard sur la cité phocéenne.
J'entends Roger Couderc exulter et chanter les louanges des Petits.
J'entends les cris sourds de la foule en colère. « Ohé, ohé Pompidou, Pompidou navigue sur nos sous … »
J'entends le ronron de la caméra qui vole l'image d'un combattant nord-vietnamien à qui un coup de revolver ôte la vie.
J'entends le murmure de la voix de mon aimée.
J'entends le fracas des vagues contre le torpilleur de Sugiton.
J'entends le cours de génétique de Zalta nobélisable.
J'entends les mains de l'amitié qui se glissent dans la mienne.
J'entends la bise soulevant des congères.
J'entends l'effondrement des glaciers polaires rythmant la fin de notre humanité
J'entends le trille joyeux des dauphins dans la folle écume fendue par l'étrave du navire.
J'entends l'impact du couperet de la guillotine révolutionnaire.
J'entends le frisottis de la barbe de Charlemagne rendant l'école obligatoire.
J'entends le glouglou du siphon de la baignoire m'entraînant vers les bruits telluriques des profondeurs volcaniques.
J'entends la musique de Magma dans mon transistor de fortune.
J'entends le cri de victoire de mon fils célébrant son premier essai.
J'entends la musique de Wagner qui rythme l'odyssée de l'espèce.
J'entends siffler le train tirant les wagons de l'âge tendre.
J'entends l'attente de Nicole dans un lâcher d'adrénaline.
J'entends le pouls battant de la ville.
J'entends le murmure du printemps qui bourgeonne la vie.
J'entends le big-bang originel.
J'entends tout et je ne vois rien. Seuls les sons me relient à l'unicité de l'Être.
J'entends l'aube des Humains dans la chaleur des déserts, la température des mers, le souffle du vent sur ma peau.
J'entends la guerre dans les cordes pulsées de l'électrique Jimmy.
« J'entends, j'entends » un poème d'Aragon.
J'entends les hurlements de tous les opprimés. J'entends les abus de pouvoir de tous les nantis.J'entends mon âme révolte.
Aveugle mais pas sourd, je m'entends hurler « Dieu est mort » ; j'entends le kaléidoscope qui déroule ma vie au jour, à l'heure, à la seconde de ma mort lorsque je coudrais au point d'aleph le linceul de mon dernier jour.
Chic et bohème, le 18 février 2016
(1) Première lettre de l'alphabet hébreu. Utilisé comme concept dans une nouvelle de Borgèse : le monde entier et le temps en un seul point en une seconde. « Une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (Blaise Pascal). On ne peut écrire la simultanéité.
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